Chapitre 4
Harris s’éveilla en sursaut et tendit, d’un geste automatique, le bras vers le réveille-matin. La sonnerie lui causait toujours un choc quand elle le prenait au dépourvu. Il avait fini, ces derniers temps, par prendre l’habitude de s’éveiller quelques minutes avant l’heure prévue et d’attendre la première sonnerie pour faire taire le réveil d’une main rapide. Il mettait ensuite une vingtaine de minutes à sortir de la torpeur.
Mais ce matin il s’était laissé surprendre au beau milieu d’un rêve. Il tenta de s’en remémorer le sujet. Quelque chose à voir avec des dents. Des dents aiguës. Des morsures.
« Saloperie, songea-t-il, les rats ! » Des milliers de rats. Il s’en souvenait, maintenant, il avait regardé par la fenêtre, c’était la nuit, et là, en bas, il y avait des milliers de rats, parfaitement immobiles, le fixant de leurs yeux mauvais, dans le clair de lune. Et soudain ils s’étaient tous précipités, forçant la porte d’entrée, grouillant dans l’escalier. Dieu merci, il y avait eu la sonnerie du réveil !
Il se retourna avec un grognement et étendit le bras en travers de la forme recroquevillée qui occupait l’autre moitié du lit, à ses côtés.
— Bonjour, Judy.
La jeune femme se recroquevilla plus encore en murmurant doucement.
Harris passa sa langue le long de son dos nu, la faisant frissonner de plaisir. Introduisant sa main entre ses bras et ses cuisses repliées, il caressa doucement son ventre lisse. Avec des mouvements languides elle se retourna pour lui faire face en s’étirant.
— Hello, dit-elle en l’embrassant.
Il l’attira vers lui et ils s’étirèrent l’un contre l’autre.
— Il est tard, dit-il.
— Pas tant que ça.
— Oh, mais si. — Il caressa d’un doigt taquin l’intérieur de ses cuisses. — Ca ne t’a donc pas suffi, hier soir ?
— Non.
Elle entreprit de baiser ses paupières.
— Moi, si.
Il rit et rejeta les couvertures.
— Allez, file à la cuisine et que j’entende ce délicieux concert de casseroles et de porcelaine dont tu as le secret.
— Sale type !
Il la regarda enfiler une robe de chambre et disparaître dans la cuisine. Tout en écoutant le bruit des placards ouverts et refermés, de l’eau coulant dans la bouilloire et les accords matinaux du transistor, il se mit à songer à Judy.
Il y avait six ou sept mois qu’ils vivaient ensemble, maintenant, et leur amour semblait se fortifier chaque jour. Elle était modéliste, et elle avait du talent. Ils s’étaient rencontrés chez des amis communs. Ils avaient dormi ensemble, cette première nuit, mais elle n’avait pas voulu faire l’amour. Il avait essayé, insisté, bien sûr, mais elle l’en avait dissuadé, gentiment et, à sa grande stupéfaction, il lui en avait été reconnaissant, le lendemain matin. Des semaines plus tard, après qu’ils eussent compris tous deux qu’ils s’aimaient, il lui avait demandé pourquoi elle l’avait autorisé à la raccompagner chez elle mais n’avait pas voulu coucher avec lui, ce soir-là. Elle avait été incapable de le lui expliquer, ne comprenant pas très bien elle-même. Non qu’ils n’aient pas fait l’amour, mais bien qu’elle l’ait laissé dormir avec elle. Elle n’avait jamais dormi avec personne, jusque-là, et bien qu’elle ait été fiancée deux ans, sa connaissance de l’amour se bornait au flirt.
Elle avait simplement senti que quelque chose en elle « remuait » cette nuit-là. Etrangement, elle l’avait presque plaint. En surface, il était plein de confiance, presque de suffisance, mais en dessous, elle avait discerné le fameux « petit garçon perdu ». Il avait souri et déclaré que c’était son « truc » habituel pour séduire les femmes mais elle avait hoché la tête et répliqué :
— Oui, ça se voyait très bien mais, encore en dessous, il y avait vraiment l’âge d’un petit enfant à l’abandon. Tu sais, Harris, tu es un être à tiroirs !
Cela l’avait impressionné. Il était flatté que l’on puisse s’intéresser à lui à ce point. Elle avait poursuivi ses explications ; elle s’était senti incapable de le laisser partir, cette nuit-là, elle avait voulu être près de lui, mais elle avait refusé de laisser tomber les dernières barrières avant d’être vraiment sûre de lui. Et d’elle-même.
Quelques mois plus tard, ils louèrent un appartement dans le quartier de King’s Cross et s’installèrent ensemble. Ils avaient parlé mariage et estimé que la question était sans importance pour le moment. Ils vivraient ensemble un an au moins avant de prendre une décision. — Pour – ou contre.
Parfois, d’ordinaire lorsqu’il était seul, sa dureté d’autrefois reprenait le dessus et il se disait : « Harris, mon gars, c’est la bonne affaire, cette nana. » Mais quand il était avec Judy, quand ils se promenaient ensemble, main dans la main, quand ils faisaient l’amour, la tendresse le submergeait et balayait tout cynisme.
La voix de Judy le tira de sa rêverie.
— Allez, feignant, le petit déjeuner est presque prêt.
Il bondit hors du lit, enfila un vieux peignoir de bain bleu et gagna les toilettes, sur le palier. Puis il alla chercher le journal devant la porte d’entrée. Quand il revint, il embrassa Judy dans le cou et s’installa devant la petite table.
— Il était temps que tu m’appelles, j’allais faire pipi au lit !
Judy lui servit du bacon grillé et des tomates avant d’aller s’asseoir devant son œuf dur. Lui, il détestait les œufs le matin.
Il déplia le Mirror pour jeter un coup d’œil aux gros titres. Il avait l’habitude de lire son journal dans l’autobus, en allant à l’école – il adorait le laisser traîner dans la salle des professeurs, à la grande désapprobation de ses collègues pour qui tous les journaux, en dehors du Times et du Guardian n’étaient que des bandes dessinées ! Mais il regardait toujours les gros titres en prenant son petit déjeuner.
— Bon Dieu, écoute ça ! — Il avait la bouche pleine de pain. — Six clochards dévorés vivants par des rats. La police a été appelée la nuit dernière à Stepney par des passants qui avaient entendu des cris et les bruits d’une lutte violente semblant provenir du vieux cimetière de l’église St. Anne, non loin d’un terrain vague. Les policiers ont découvert les restes affreusement mutilés de six personnes, une femme et cinq hommes, apparemment tués par les rats. Quelques-uns de ces animaux étaient encore accrochés aux cadavres quand la police est arrivée. Après avoir été isolée par un cordon, la zone a entièrement été passée au crible avec l’aide de spécialistes de la dératisation. Les recherches n’ont donné aucun résultat. Dans la matinée du même jour, un bébé de treize mois, la petite Karen Blakely, et son petit chien ont été attaqués et tués par les rats dans l’appartement des Blakely. Paula, la mère du bébé, est dans un état grave. Une commission d’enquête...
Harris poursuivit sa lecture en silence, et Judy, contournant la table, vint lire par-dessus son épaule.
— C’est horrible. — Elle frissonna et se pressa contre lui. — Comment est-ce que des choses pareilles peuvent encore arriver aujourd’hui ?
— Je savais qu’il y avait encore des taudis épouvantables, mais je n’imaginais pas qu’ils puissent abriter des horreurs de ce genre. — Il secouait la tête, ébahi. — Ca doit être la femme que j’ai vue, à l’hôpital, hier. Et Keogh ? Il m’a dit qu’il avait vu deux rats énormes. Peut-être qu’il n’exagérait pas, après tout. Qu’est-ce qu’il peut bien se passer ?
Ils s’habillèrent et quittèrent l’appartement. Ils s’embrassèrent et partirent chacun dans sa direction, Harris vers l’East End, Judy vers le grand magasin du West End pour lequel elle « créait » des articles de mode.
Dans le bus, Harris réfléchit à cette histoire de rats et se demanda si les trois incidents étaient liés. S’agissait-il d’une pure coïncidence ? Pouvait-il s’agir des mêmes rats, ou de trois bandes différentes ? Il décida d’interroger Keogh pour lui tirer d’autres détails mais se souvint que le gamin ne serait pas là. Bah, les choses pourraient attendre au lendemain.
Mais, pour Keogh, il n’y aurait plus de lendemain. Quand Harris arriva à l’école il fut convoqué dans le bureau du principal qui lui apprit que l’enfant, pris d’une fièvre subite, avait été transporté d’urgence à l’hôpital, la nuit dernière, et qu’il était dans un état critique. L’hôpital avait appelé pour demander s’il était seul quand il avait été mordu et aussi si le professeur qui l’avait accompagné la veille pouvait passer.
— Bien sûr. Je vais dire un mot à mes gamins et j’y vais.
M. Norton avait l’air profondément soucieux.
— Non, je m’en suis occupé, répliqua le directeur. Mettez-vous en route tout de suite. Ils ont bien dit que c’était très urgent. Ne perdez pas de temps.
Harris quitta l’école et gagna l’hôpital à grandes enjambées. A peine arrivé, il s’apprêtait à décliner son identité mais le réceptionniste l’attendait et l’introduisit immédiatement dans un bureau où il lui enjoignit de patienter. Il n’était pas sitôt assis que la porte s’ouvrît, livrant passage à trois hommes.
— Ah, c’est vous le professeur du petit ? s’enquit le premier, contournant le bureau pour s’y asseoir.
Ce qu’il fit, tassant sa silhouette imposante dans un fauteuil après un bref regard de ses yeux fatigués à Harris. Sans attendre de réponse, il désigna les deux autres de la main.
— Docteur Strackley – le médecin inclina la tête – et M. Foskins, du ministère de la Santé publique. — Foskins tendit en direction du prof une main que Harris serra. — Mon propre nom est Tunstall, je suis secrétaire général de cet hôpital.
Tout en terminant les présentations, l’homme examinait une série de dossiers. Une feuille sembla particulièrement retenir son attention mais, tout en l’examinant attentivement, il demanda :
— Votre nom ?
— Harris. Comment va Keogh ?
Tunstall leva les yeux.
— On ne vous a pas prévenu ?
Le ton du secrétaire général glaça Harris.
— Je suis au regret de vous dire qu’il est mort cette nuit.
Harris secoua la tête il ne pouvait y croire.
— Mais enfin il n’a été mordu qu’hier...
— Oui, nous le savons, M. Harris. — Le médecin avait fait un pas en avant ; appuyé sur le bureau, il adressa à Harris un regard intense. — C’est pourquoi nous vous avons demandé de venir. C’est vous qui nous avez amené l’enfant, hier. Vous serez peut-être en mesure de nous dire où et en quelles circonstances il a été mordu ?
— Mais enfin on ne meurt pas d’une simple morsure ! Et en vingt-quatre heures ?
Harris continuait de secouer la tête à l’intention des trois hommes, ignorant la question du médecin.
Tunstall se décida à reposer ses dossiers et prit la parole d’une voix forte.
— Cela paraît impossible, n’est-ce pas ? L’autopsie du jeune Keogh est en cours ; elle déterminera s’il ne souffrait pas d’une autre maladie. Nous avons en effet pensé que la morsure aurait pu jouer le rôle de catalyseur d’une autre maladie dont l’enfant aurait été porteur sans encore le savoir. Mais nous avons pratiquement renoncé à cette théorie, désormais, encore que nous ne négligions rien pour nous en assurer. C’est que l’on nous amené aussi une femme, hier – vous l’aurez peut-être lu dans les journaux son bébé a été tué par les rats – elle-même a été mordue alors qu’elle tentait de porter secours à son enfant. Elle est morte voici deux heures.
— Mais alors il suffit d’approcher ces rats et d’être mordu...
Harris ne put terminer, Foskins l’interrompit.
— Précisément. Toute personne mordue n’a plus que vingt-quatre heures à vivre. C’est pourquoi il nous faut absolument en apprendre le plus possible sur les rats en question. De toute évidence, il s’agit d’une espèce inconnue – du moins en Angleterre. D’après ce que nous savons, leur taille seule est déjà extraordinaire...
— Nous devons savoir tout ce que l’enfant vous aura raconté de l’incident, intervint Tunstall avec impatience.
— Bien sûr, approuva Harris. Mais comment sont-ils morts ? De quoi sont-ils morts ?
Il regardait chacun des trois hommes tour à tour. La pièce s’emplit d’un silence gêné.
Le médecin finit par s’éclaircir la gorge tout en adressant un regard au secrétaire général.
— Il me semble que M. Harris a le droit d’être mis dans la confidence. Je suppose que nous pouvons compter sur sa discrétion et il pourrait nous être d’un grand secours s’il connaît bien les lieux.
— J’y suis né. Je connais fort bien le coin – et je peux vous montrer l’endroit précis où Keogh a été mordu.
— C’est bon, soupira Tunstall. Mais, comprenez-moi bien, rien de ce qui a été ou sera prononcé dans cette pièce ne doit parvenir aux oreilles de quiconque. Nous ne savons pas encore très bien ce à quoi nous nous heurtons et, tant qu’il en sera ainsi, la plus extrême discrétion sera de rigueur. Il faut à tout prix éviter une panique peut-être injustifiée si nous nous trouvons en présence de faits tout à fait exceptionnels.
— Six personnes ont été dévorées ! lança Harris. Oui, oui, c’est assez effrayant, nous le savons, intervint rapidement Foskins. Mais il faut éviter la panique, vous êtes d’accord ? Les docks seraient les premiers atteints, vous me suivez ? Dieu sait que les dockers n’ont pas besoin d’encouragement pour se mettre en grève ! Vous imaginez ce qu’une menace pareille pourrait donner comme résultat ? Et si les produits alimentaires étaient abandonnés à pourrir dans les cales et les entrepôts, que se passerait-il ? La zone entière serait vite infestée de rats ! Cercle vicieux, voyez-vous, cercle vicieux !
Le petit prof gardait le silence.
— Ecoutez, nous aurons probablement résolu la question avant qu’il ne se passe quoi que ce soit d’autre. — Tunstall se pencha, le doigt pointé dans sa direction. — Votre aide n’est pas indispensable, mais si vous désirez effectivement nous aider, il faut promettre le silence.
« Il doit être rudement inquiet », songea Harris. Il haussa les épaules.
— C’est entendu. Je voudrais seulement savoir comment sont morts Keogh et cette jeune femme.
— Bien entendu. — Le docteur Strackley sourit, cherchant à dégeler un peu l’atmosphère. — Les décès résultent d’une infection introduite dans le sang par la morsure des rats. La complication éventuelle qu’entraîne habituellement la morsure d’un rat est connue sous le nom de maladie de Weil, ou encore leptospirose. On en compte à peine plus de dix cas par an, dans tout le pays – une maladie vraiment rare. Les rats sont vecteurs de l’organisme qui en est cause : Leptospira icterohaemorrhagae. En somme c’est l’un des risques professionnels des égoutiers. La période d’incubation dure de sept à quatorze jours puis la maladie proprement dite s’installe avec une brusque poussée de fièvre, des douleurs musculaires, l’anorexie et les vomissements. L’état fiévreux se prolonge quelques jours avant l’apparition d’une jaunisse – d’un ictère – le malade tombant alors dans un état de prostration. La fièvre tombe généralement en une dizaine de jours, avec des rechutes. On traite souvent la maladie par la pénicilline ou d’autres antibiotiques bien que l’on dispose d’un sérum efficace : le diagnostic est en général trop tardif pour que le sérum puisse agir.
« Bon. Telle est la maladie que nous connaissons. Eh bien, ce qu’il y a d’absolument incroyable dans les deux cas de la nuit dernière, c’est que tout le tableau clinique se produit en vingt-quatre heures. » Il s’interrompit comme s’il avait été soucieux de ménager ses effets. — Et il y a d’autres différences.
Il regarda Tunstall, sollicitant en silence la permission de poursuivre. Tunstall fit un signe de tête.
— La fièvre apparaît dans les cinq heures. La jaunisse s’installe immédiatement. Le patient perd rapidement l’usage de ses sens – la vue d’abord. Puis la victime tombe dans le coma, le corps agité de soubresauts violents. C’est alors que la chose la plus horrible se produit. La peau – qui est alors devenue complètement jaune – commence à se tendre. Elle devient de plus en plus mince, de plus en plus fine. Pour finir, elle se déchire par plaques, sur tout le corps. Le malade meurt dans d’épouvantables souffrances que nos drogues les plus puissantes ne semblent guère alléger.
Les trois hommes gardèrent le silence tandis que Harris se pénétrait peu à peu de ces images de cauchemar.
— Pauvre Keogh, finit-il par murmurer.
— Oui, et songez aussi à toutes les autres victimes éventuelles, ajouta Tunstall, non sans impatience. Bon, avant tout, nous avons fait appel aux services de la compagnie Dératiz. Ce sont des gens compétents et sérieux...et très discrets. Ils passent le terrain vague et l’appartement de la jeune femme au peigne fin, ce matin et, si vous pouvez nous dire où le gamin a été mordu, nous les enverrons jeter un coup d’œil là-bas aussi.
Harris leur parla du vieux canal que Keogh avait emprunté comme raccourci.
— Ecoutez, je pourrais emmener les spécialistes de la dératisation et leur montrer l’endroit exact.
— Parfait, dit Foskins. Nous allons aller les retrouver dans le vieux cimetière et voir où ils en sont. Vous pouvez nous accompagner et, de là, emmener quelques-uns des gars avec vous.
Il faut d’abord que je donne un coup de fil à l’école.
— D’accord, mais pas un mot. Dites seulement que nous vous avons retenu pour enregistrer votre déclaration. D’autre part, quand vous retournerez à l’école, vous nous rendriez service en demandant à vos élèves s’ils ont vu des rats récemment, et où. Dites-leur aussi qu’à la moindre morsure, il faut absolument qu’ils aillent à l’hôpital. Ce serait parfait si vous trouviez un moyen de leur dire tout ça sans les alarmer.
— Il leur en faudrait plus ! dit Harris en souriant.
— Je crois que c’est par ici, dit Harris à l’unique employé de Dératiz qu’on l’avait finalement autorisé à emmener avec lui.
L’exterminateur de rats, un petit homme tranquille dont le visage pointu n’était pas loin – songeait Harris avec un sourire intérieur – de ressembler au museau des animaux qu’on le payait pour anéantir, se tenait à ses côtés, devant un haut mur de briques.
— Le canal est de l’autre côté, expliqua Harris. En longeant un peu le mur, nous devrions arriver à une grille et, à moins que les choses aient bien changé, depuis le temps, il devrait y avoir pas mal d’ouvertures.
Tout en marchant, le petit homme, qui répondait au nom d’Albert Ferris, commença à perdre un peu de la réserve et du soupçon de méfiance que lui inspirait la profession de son compagnon et il finit par adresser la parole au professeur.
— Je n’ai jamais rien vu d’aussi horrible que cet endroit, ce matin, vous savez. Ca fait quinze ans que je suis dans le métier et je n’avais jamais rien vu de pareil ! Du sang partout, et des petits morceaux de cadavres. Affreux. Mais pas un seul rat. Pas un seul crevé, vous savez. Les pauvres vieux n’ont probablement pas eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Attention, ils devaient être pas mal bourrés, hein, avec cette espèce d’alcool à brûler qu’ils boivent, mais quand même ! Il y en a bien un qui aurait dû pouvoir s’en tirer, s’enfuir. Je t’en fiche, oui ! Ou au moins tuer quelques rats. Mais non, rien. — Il secoua la tête. — Ca me dépasse.
— Je n’avais jamais entendu dire que les rats puissent attaquer les gens pour les manger, dit Harris pour faire parler le petit homme.
Il avait décidé d’en apprendre le plus possible sur la situation. Il ne savait pourquoi mais l’horreur qu’il ressentait était plus profonde encore que celle que justifiait l’ampleur de la tragédie. Il s’y ajoutait comme un malaise.
— En règle générale, cela ne se produit pas, répliqua Ferris. Pas dans notre pays, en tout cas. Les rats sont des bestiaux très, très prudents, vous voyez. Ils arrivent à se nourrir d’à peu près n’importe quoi et n’ont pas de raison d’attaquer des gens pour les bouffer. Des cadavres, d’accord. Ca oui, ils boufferont des cadavres s’ils en ont l’occasion. Mais attaquer des vivants, ça non. Ce qui nous a intrigués, ce matin, c’est les crottes qu’on a trouvées. Deux fois plus grosses que des crottes de rats normales ! On les a expédiées au labo pour les faire analyser, mais ça veut dire que c’est des très gros rats, probablement. Alors si Londres a donné naissance à une espèce de rats plus gros que la moyenne... Et puis vous savez la vitesse à laquelle ils se reproduisent ! Non, moi je vous le dis, si c’est le cas, on est parti pour les ennuis. Et puis si ils attaquent les gens, alors là...
Il secoua la tête.
— Quelle est-elle au juste, cette fameuse vitesse de reproduction ? S’enquit le professeur.
— La femelle peut avoir de cinq à huit portées par an et chaque portée va de quatre à douze petits. Et ils s’y mettent vite. Non, je nous vois mal partis si ces gros-là commencent à pulluler !
C’était bien l’avis de Harris.
Ils parvinrent à la grille et y trouvèrent une ouverture.
— Ecoutez, dit Harris, vous savez que nous cherchons seulement à repérer des traces de ces foutues créatures, nous ne sommes pas chargés d’en capturer.
— Vous bilez pas, mon pote. Je compte pas m’amuser avec eux !
Rassuré quant au fait qu’on ne les avait pas envoyés pour une espèce de mission suicide, Harris pénétra dans la brèche. Ils retournèrent alors sur leurs pas, mais de l’autre côté de la grille, pour regagner le pied du mur, l’œil aux aguets du moindre mouvement.
Ferris fut le premier à les apercevoir. Il était occupé à fouiller des yeux la berge opposée, cherchant des trous, des déjections, n’importe quel signe, quand il aperçut trois formes qui se déplaçaient dans l’eau sombre. Sur les eaux d’un brun boueux du canal, se découpaient trois petites têtes noires, glissant en sens contraire de leur propre marche.
— Regardez ! — Il pointait le doigt dans leur direction. — En voilà trois !
Harris regarda dans la direction que lui indiquait Ferris et distingua immédiatement les trois formes noires. Elles formaient un triangle parfait et laissaient un petit sillage dans l’eau lisse.
— Bon, on les suit !
— Ils ont l’air de savoir où ils vont ! lança Harris au petit tueur de rats qui faisait de son mieux pour le suivre malgré ses courtes jambes.
Tout à coup, les sombres créatures sortirent de l’eau et entreprirent de gravir la berge. Les deux hommes les virent alors en entier pour la première fois.
— Bon Dieu, ils sont énormes ! s’écria Harris.
— Je n’en ai jamais vus de cette taille, confirma Ferris, bouche bée. On n’a pas intérêt à s’approcher, mon pote ; inutile de...heu, de les exciter, hein ?
— Il va quand même falloir que nous les suivions, dit Harris, non sans fermeté, ils nous conduiront peut-être à leur repaire.
Alors qu’il parlait, le rat de tête s’arrêta court et tourna la tête dans leur direction. Les deux autres se figèrent et en firent autant.
Harris n’oublierait jamais l’horreur qu’il ressentit sous le triple regard des petits yeux aigus et méchants. Ce n’était pas seulement leur taille ou la répulsion naturelle qu’on ressent devant cette vermine. Ils ne faisaient pas mine de s’enfuir, ne cherchaient pas à se cacher. Ils ne donnaient aucun signe de frayeur. Trois formes immobiles, dévisageant les deux hommes avec malveillance, comme si les animaux se demandaient s’ils allaient traverser le canal pour les attaquer ou poursuivre leur chemin. Harris savait que si les rats manifestaient la moindre intention de les attaquer, il s’enfuirait de toute la vitesse de ses jambes. En sentant la main de Ferris se refermer sur son bras, il sut que les ignobles créatures inspiraient les mêmes sentiments au tueur de rats.
Mais les rats firent brusquement volte-face et s’engouffrèrent dans un trou qui s’ouvrait au bas de la vieille palissade qui, sur l’autre berge, enfermait le canal.
— J’aime mieux ça, bon Dieu ! — Ferris poussa un profond soupir. Puis, après avoir pris le temps de se remettre un peu Qu’est-ce qu’il y a par là-bas ?
Harris réfléchit un moment, cherchant à rassembler ses souvenirs.
— Ben... D’abord un bout de terrain vague : on voit la végétation d’ici. Et puis, ensuite, il y a... — Il se gratta la joue, plongé dans ses réflexions. — Bon Dieu ! Il y a des immeubles. Un groupe de H.L.M. juste au bord du terrain vague. Heureusement la plupart des gosses sont à l’école, à cette heure-ci ; mais il y en a peut-être qui rentrent déjeuner à la maison. A mon avis, les rats doivent se diriger vers les grandes poubelles collectives de l’ensemble. Il faut y aller en tout cas, on ne peut pas prendre de risque...
Comme il s’apprêtait à courir le long de la grille pour y retrouver une ouverture, ses yeux furent attirés par un nouveau mouvement, dans l’eau. Venu cette fois de la direction opposée, il aperçut un groupe plus important de formes noires qui glissaient sur l’eau. Il eut le temps d’en compter au moins sept avant de rejoindre Ferris qui avait pris ses jambes à son cou dès qu’il avait pris conscience de cette nouvelle menace.
Tout en courant, Harris se retourna et vit les formes fourrées et humides se précipiter à travers le trou que les trois autres avaient déjà emprunté.
Dès que les deux hommes se retrouvèrent dans la rue, Harris arrêta le petit tueur de rats par la manche.
— Ecoutez, allez chercher les flics. — Il soufflait comme un phoque. — Dites-leur d’entrer en contact avec les gens de votre boîte pour les amener ici le plus vite possible. Moi, je vais jusqu’aux immeubles, suivez-moi dès que vous aurez téléphoné. Il y a un petit pont qui traverse le canal un peu plus loin dans cette direction, suivez-moi le plus vite possible, bon Dieu ! J’ai pas envie de me retrouver tout seul face à ces saloperies !
— Ecoutez, mon pote, les rats c’est mon boulot, répliqua Ferris fulminant. Appelez les flics vous-même. Je vais les retrouver et je saurai quoi faire quand je les aurai retrouvés. J’suis pas un héros, c’est une simple question de bon sens, quoi !
Sans attendre de réponse, le petit homme se mit en route d’un pas heurté.
« T’as bien raison », songea Harris et il se mit en quête d’une cabine téléphonique.
Les rats se hâtaient à travers le terrain vague, bientôt rejoints par des groupes de l’espèce plus petite. Ils atteignirent une autre palissade qui séparait l’ensemble de H.L.M. du terrain vague. Se faufilant par les multiples ouvertures, ils se dirigèrent vers les petits bunkers de béton qui collectaient les ordures au pied de chaque bâtiment. Les déchets alimentaires et les détritus de toute sorte passaient par le vide-ordures de chaque locataire et aboutissaient dans d’énormes poubelles rondes que le service du nettoiement vidait une fois la semaine. Les poubelles servaient aussi de cercueil à plus d’un chat ou d’un chien, que sa mort fût accidentelle ou résultât du grand âge. Epluchures de patates, coquilles d’œuf, aliments gâtés, pain rassis, vieux papiers, tout ce qui pouvait passer par le vide-ordures se retrouvait là, en un immense tas d’immondices pourrissant tout au long de la semaine jusqu’au passage des grosses bennes. Chaque fin de semaine, l’odeur devenait épouvantable et les locataires interdisaient à leurs enfants d’aller jouer près des portes, elles-mêmes à demi pourries, des bunkers.
C’était bien la première fois qu’une bande de rats s’aventurait dans les bunkers au grand jour. En général, il y avait trop d’enfants occupés à jouer et à se battre en hurlant et en riant aux éclats, soucieux de faire du bruit pour le seul plaisir de faire du bruit, Les rongeurs étaient timides, la nuit était leur alliée.
Mais ils avaient désormais une audace nouvelle. Menés par les rats plus gros et plus noirs, une espèce qui avait soudain fait son apparition et qui les dominait, ils avaient trouvé un nouveau courage. Ou du moins une nouvelle force qui les poussait de l’avant.
Sans se faire voir, ils se hâtèrent à la queue leu leu le long des murs d’un bâtiment, jusqu’au bunker à ordures dans lequel ils pénétrèrent par les trous qu’ils avaient pris soin de grignoter dans les portes au cours d’une nuit antérieure. Des trous de même nature leur donnèrent accès aux poubelles elles-mêmes et ils se retrouvèrent au cœur du tas d’immondices, rongeant tout ce qui pouvait leur faire ventre.
Etait-il gâté ? Un père de famille furieux de s’entendre reprocher pour la énième fois ses stations prolongées au pub l’avait-il jeté à la tête de sa femme ? Toujours est-il qu’un gigot entier se trouvait là depuis le dimanche, commençant à pourrir. Les gros rats le découvrirent les premiers et leur appétit de viande s’en trouva allumé.
Les rats les plus petits tentèrent de chiper un peu de viande mais furent aussitôt tués puis dévorés par les gros.
Ferris entendit les cris aigus des petits rats alors qu’il passait en courant devant le bunker. Il s’arrêta net, écoutant de toutes ses oreilles, son petit visage pointu tourné sur le côté. Il comprit alors d’où provenait le bruit. Lentement et avec force précautions, il se dirigea alors vers les portes apparemment massives du bunker. L’odeur d’aliments en décomposition le confirma dans sa certitude. Il repéra les trous qui s’ouvraient au bas d’une des portes et mit un genou en terre. Il écouta encore. Silence, cette fois. Il baissa précautionneusement la tête vers le plus grand des trous noirs, cherchant à percer des yeux les ténèbres. Rien ne bougea. Il avait les deux genoux par terre, désormais, et son oreille droite touchait presque le sol.
L’énorme rat se jeta soudain sur lui et enfonça profondément ses crocs dans sa joue droite. Ferris poussa un hurlement et se rejeta en arrière, martelant sauvagement des deux poings la créature qui s’accrochait à son visage. De toutes ses forces, il arracha le rat qui emporta un gros morceau de chair entre ses dents mais il ne put maîtriser le corps puissant qui se tortillait entre ses mains et l’animal lui retomba dessus. Les autres rongeurs sortirent en flot par les trous et se jetèrent sur le petit homme dont les cris commençaient d’attirer des gens à leur porte ou à leur fenêtre.
Lorsque les locataires aperçurent la forme revêtue d’une combinaison blanche qui s’agitait sur le sol, recouverte et entourée de bêtes à la fourrure noire, ils ne purent en croire leurs yeux. Certains, quand ils eurent compris, claquèrent leur porte et tirèrent les verrous, comme s’ils avaient pensé que ces animaux avaient des talents de serrurier. D’autres – pour la plupart des femmes dont le mari était au travail – se mirent à hurler ou s’évanouirent. Ceux qui avaient le téléphone appelèrent la police. Nombreux furent ceux qui restèrent paralysés par l’horreur, incapables de proférer un son et de détacher leurs yeux du terrible spectacle. Une vieille retraitée, femme active malgré ses proportions imposantes, se précipita à la rescousse en brandissant un balai. Elle l’abattit avec violence sur les animaux qui se trouvaient à sa portée, en l’occurrence les rats de moindre taille qui occupaient l’extérieur du cercle qui s’était formé autour de l’homme qui se débattait. Comme ceux-là se dispersaient, un rat de plus grande taille abandonna le festin et tourna vers la vieille femme un œil menaçant.
La première cabine que Harris découvrit avait été mise à sac par des vandales. Persuadé que toutes les cabines des environs auraient probablement connu un sort semblable, il se mit en quête du premier pub, de la première boutique venue. Il découvrit un tabac et demanda aussitôt au buraliste l’autorisation de téléphoner à la police. Un peu inquiet au premier abord, le boutiquier se laissa vite convaincre de l’honnêteté du prof.
Ayant obtenu la communication et donné ses instructions, Harris ne perdit pas de temps en remerciements et quitta la boutique au pas de course. Il eut vite atteint l’endroit où Ferris et lui venaient de se quitter. Il se jeta sur les traces du petit tueur de rats, traversa le petit pont et aperçut les H.L.M. devant lui. Il entendît le tumulte quelques secondes avant d’avoir sous les yeux l’épouvantable scène. Il tourna un coin toujours au pas de course et aperçut une vieille dame qui brandissait un balai et que plusieurs rats énormes étaient en train de jeter par terre. Harris se figea sur place jusqu’à ce que les cris déchirants de la vieille le forcent à avancer, trop conscient du risque mortel, mais incapable de laisser mettre en pièces une vieille femme sans intervenir. Heureusement pour lui, un groupe d’ouvriers d’un chantier voisin, attirés par les cris, se précipitaient sur les rats armés de pioches, de pelles, tout ce qui leur était tombé sous la main pendant leur course vers les bâtiments.
Le gros rat qui avait déjà dévisagé la vieille retraitée leva à nouveau les yeux et étudia furtivement les hommes qui s’approchaient. Tous les autres rats de grande taille l’imitèrent, cessant leur assaut frénétique.
Cela n’effraya pas les ouvriers. Ils poursuivirent leur course en hurlant et en agitant leurs armes hétéroclites.
Tout à coup, comme d’un seul mouvement, les gros rats firent volte-face et prirent la fuite, abandonnant leurs compagnons plus petits à la fureur des ouvriers qui les massacrèrent.
Harris se plaqua contre le mur en voyant les créatures d’épouvante se précipiter dans sa direction. Ils passèrent tout près de lui, l’un d’entre eux galopa même par-dessus son soulier, lui causant un frisson irrépressible. Un autre s’arrêta une fraction de seconde et le dévisagea froidement puis, comme à regret, reprit sa course avec les autres. Harris s’effondra presque de soulagement lorsque la dernière silhouette hideuse eut disparu derrière la palissade. Deux ouvriers faisaient déjà mine de sauter l’obstacle pour les poursuivre mais Harris retrouva sa voix à temps pour les arrêter.
Ils revinrent sur leurs pas, laissant à Harris le temps de tourner les yeux vers l’horrible carnage que les rats avaient causé. La vieille dame était par terre, couverte de sang, la poitrine agitée de mouvements spasmodiques, tenant toujours faiblement son balai. Alors seulement Harris aperçut la combinaison blanche du petit Ferris. A peine reconnaissable, entièrement imbibé de sang, l’uniforme avec l’écusson de poitrine de Dératiz lui fit seul comprendre qu’il s’agissait du tueur de rats, car le cadavre recroquevillé n’avait plus du tout de visage.
— Une ambulance, vite ! dit faiblement Harris à l’un des ouvriers, sachant déjà qu’il était trop tard pour la vieille.
— Il y en a déjà une en route.
Une voisine s’avançait. Les autres commencèrent à sortir de leurs logements et s’approchèrent avec force hésitations des victimes, un œil inquiet fixé sur la palissade.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda quelqu’un.
— Des rats, non ? répliqua un autre.
— De cette taille-là ? s’enquit la première personne.
— Gros comme des chiens.
— Allez, on les course, grogna l’un des deux ouvriers qui s’étaient apprêtés à sauter la palissade. On peut pas laisser des saloperies comme ça traîner dans les parages.
— Non, dit Harris. — Il n’avait pas le droit de leur parler de la maladie mortelle, mais il fallait absolument qu’il les empêche d’aller se battre avec la vermine. — La police va arriver, et les gens de Dératiz, mieux vaut les laisser s’en occuper.
— Le temps d’attendre les guignols et les gaspards auront disparu. Moi, j’y vais. Qui est-ce qui me suit ?
Harris le retint par le bras alors qu’il se remettait en marche vers la palissade. Il se retourna avec colère mais c’est alors que deux fourgons de police pénétrèrent entre les bâtiments et vinrent s’arrêter dans un grand crissement de pneus devant le groupe effaré.
Foskins sortit du second fourgon et se dirigea directement sur Harris, sans quitter des yeux les deux formes allongées sur le sol.
Alors qu’un camion de Dératiz arrivait sur les lieux, il attira Harris à l’écart pour éviter que la foule qui grossissait ne puisse entendre leur conversation.
— Eh bien, Harris, que s’est-il passé ?
Le professeur le mit rapidement au courant des derniers événements. Il débordait de pitié pour le pauvre Ferris dont le sens du devoir avait causé la fin prématurée. Harris lui-même aurait pu être allongé là, si le petit tueur de rats n’avait pas insisté pour se charger de la besogne.
— Nous allons envoyer une équipe de recherche sur les lieux immédiatement, lui dit Foskins. Ils vont passer la palissade et longer le canal. Nous allons envoyer des patrouilles tout le long du canal et mettre en place un cordon pour isoler les lieux.
— Mais ces canaux ont des kilomètres de long, voyons. Comment voulez-vous les isoler efficacement ? — Harris était un peu agacé par le calme, le calme autoritaire, qui se dégageait de la voix de Foskins. — Et à supposer même que vous y parveniez, qu’est-ce que vous faites de tous les égouts qui aboutissent au canal ?
— Ca, mon cher Harris, répliqua froidement Foskins, c’est notre affaire.